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Genres et formes de l'argumentation,
XVIIe et XVIIIe siècles Séquence I

« Regardez comme on vous parle »
En quoi aborde-t-on ici une « conscience fiction » ?
Corpus travaillés : Candide ou l'Optimisme et deux GT





Groupement de 5 lectures cursives
GT : Utopies et robinsonnades

 

Introduction au groupement

Comme le rappelle très précisément Michel TOURNIER dans Le Vent Paraclet « Les Robinsonnades » ont pour modèle originel le Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719) inspiré d’une histoire réelle (un fait divers), celle du marin écossais Alexander Selkirk abandonné à sa demande sur une île de l’archipel Juan Fernandez au large des côtes du Chili, île où il vivra seul de 1704 à 1709.

(in cndp.fr)

 



Daniel DEFOE (1660-1731)
La vie et les étranges aventures de Robinson Crusoé (1719)
de « En 1632, je naquis à... » à « ......plus profondément. »

En 1632, je naquis à York, d’une bonne famille, mais qui n’était point de ce pays. Mon père, originaire de Brème, établi premièrement à Hull, après avoir acquis de l’aisance et s’être retiré du commerce, était venu résider à York, où il s’était allié, par ma mère, à la famille ROBINSON, une des meilleures de la province. C’est à cette alliance que je devais mon double nom de ROBINSON-KREUTZNAER ; mais, aujourd’hui, par une corruption de mots assez commune en Angleterre, on nous nomme, nous nous nommons et signons CRUSOÉ. C’est ainsi que mes compagnons m’ont toujours appelé.

J’avais deux frères : l’aîné, lieutenant-colonel en Flandre, d’un régiment d’infanterie anglaise, autrefois commandé par le fameux colonel Lockhart, fut tué à la bataille de Dunkerque contre les Espagnols ; que devint l’autre ? j’ignore quelle fut sa destinée ; mon père et ma mère ne connurent pas mieux la mienne.

Troisième fils de la famille, et n’ayant appris aucun métier, ma tête commença de bonne heure à se remplir de pensées vagabondes. Mon père, qui était un bon vieillard, m’avait donné toute la somme de savoir qu’en général on peut acquérir par l’éducation domestique et dans une école gratuite. Il voulait me faire avocat ; mais mon seul désir était d’aller sur mer, et cette inclination m’entraînait si résolument contre sa volonté et ses ordres, et malgré même toutes les prières et les sollicitations de ma mère et de mes parents, qu’il semblait qu’il y eût une fatalité dans cette propension naturelle vers un avenir de misère.

Mon père, homme grave et sage, me donnait de sérieux et d’excellents conseils contre ce qu’il prévoyait être mon dessein. Un matin il m’appela dans sa chambre, où il était retenu par la goutte, et me réprimanda chaleureusement à ce sujet.
— Quelle autre raison as-tu, me dit-il, qu’un penchant aventureux, pour abandonner la maison paternelle et ta patrie, où tu pourrais être poussé, et où tu as l’assurance de faire ta fortune avec de l’application et de l’industrie, et l’assurance d’une vie d’aisance et de plaisir ? Il n’y a que les hommes dans l’adversité ou les ambitieux qui s’en vont chercher aventure dans les pays étrangers, pour s’élever par entreprise et se rendre fameux par des actes en dehors de la voie commune. Ces choses sont de beaucoup trop au-dessus ou trop au-dessous de toi ; ton état est le médiocre, ou ce qui peut être appelé la première condition du bas étage ; une longue expérience me l’a fait reconnaître comme le meilleur dans le monde et le plus convenable au bonheur. Il n’est en proie ni aux misères, ni aux peines, ni aux travaux, ni aux souffrances des artisans : il n’est point troublé par l’orgueil, le luxe, l’ambition et l’envie des hautes classes. Tu peux juger du bonheur de cet état ; c’est celui de la vie que les autres hommes jalousent ; les rois, souvent, ont gémi des cruelles conséquences d’être nés pour les grandeurs, et ont souhaité d’être placés entre les deux extrêmes, entre les grands et les petits ; enfin le sage l’a proclamé le juste point de la vraie félicité en implorant le Ciel de le préserver de la pauvreté et de la richesse.
« Remarque bien ceci, et tu le vérifieras toujours : les calamités de la vie sont le partage de la plus haute et de la plus basse classe du genre humain ; la condition moyenne éprouve le moins de désastres, et n’est point exposée à autant de vicissitudes que le haut et le bas de la société ; elle est même sujette à moins de maladies et de troubles de corps et d’esprit que les deux autres, qui, par leurs débauches, leurs vices et leurs excès, ou par un trop rude travail, le manque du nécessaire, une insuffisante nourriture et la faim, attirent sur eux des misères et des maux, naturelle conséquence de leur manière de vivre. La condition moyenne s’accommode le mieux de toutes les vertus et de toutes les jouissances : la paix et l’abondance sont les compagnes d’une fortune médiocre. La tempérance, la modération, la tranquillité, la santé, la société, tous les agréables divertissements et tous les plaisirs désirables sont les bénédictions réservées à ce rang. Par cette voie, les hommes quittent le monde d’une façon douce, et passent doucement et uniment à travers, sans être accablés de travaux des mains ou de l’esprit ; sans être vendus à la vie de servitude pour le pain de chaque jour ; sans être harassés par des perplexités continuelles qui troublent la paix de l’âme et arrachent le corps au repos ; sans être dévorés par les angoisses de l’envie ou la secrète et rongeante convoitise de l’ambition ; au sein d’heureuses circonstances, ils glissent tout mollement à travers la société, et goûtent sensiblement les douceurs de la vie sans les amertumes, ayant le sentiment de leur bonheur et apprenant, par l’expérience journalière, à le connaître plus profondément.

 





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Problématiques envisagées

 



Edward Dorrington (?)
Le Solitaire anglais ou Aventures merveilleuses de Philippe Quarll (1727)
de « Comment on trouva M. Quarll... » à « ......se jeter sur nous. »

Comment on trouva M. Quarll
Description de ses habits de sa demeure et de ses meubles.
Ses entretiens avec les personnes qui le découvrirent.

 

Comme j'avais connu les affaires de négoce qui avaient été le but de mon voyage, et que je n'étais plus arrêté au Mexique que par les vents contraires, en attendant qu'ils changeassent, je ne manquais pas un seul jour d'aller me promener le long de la mer. Une fois qu'il faisait un temps charmant et que la mer était d'un calme extraordinaire, je partis de grand matin pour faire ma promenade accoutumée, et je m'accostai, je ne sais comment d'un Espagnol qui demeurait au Mexique. Cet homme s'appelait Àlvarado.

Après que nous eûmes considéré plusieurs rochers, il m'en fit remarquer un, situé environ à sept lieues de la côte. Il me raconta que sa vaste étendue faisait croire qu'il contenait des terres habitables mais qu'il était dangereux d'en approcher parce qu'en certains endroits, il y avait des bas-fonds et qu'en d'autres îa mer était trop profonde pour des chaloupes, outre qu'il y faisait des tempêtes presque continuelles. Que c'est ce qui avait détourné jusqu'alors les particuliers d'y faire des découvertes, persuadés que les avantages qui reviendraient de cette entreprise, ne vaudraient pas les dépenses et les peines qu'elle aurait coûtées. Je puis vous en parler savamment, continua-t-il.

Un jour, qu'il faisait aussi beau qu'aujourd'hui, j'eus la curiosité d'aller avec quelques uns de mes amis, aussi près du rocher que nous le pûmes sans risque et nous en approchâmes même jusqu'à cinquante verges. Il n'y eut pas moyen d'avancer plus et il fallut nous en retourner, aussi savants que lorsque nous étions partis. Seulement, comme je ne vais jamais me promener du côté de la mer sans avoir une ligne et une baguette, j'eus le plaisir de prendre quelques poissons d'un goût délicieux, qui jouaient sur la superficie de l'eau ; ils étaient à peu près de la grandeur d'un hareng dans sa primeur, et de la forme d'un goujon. Leurs écailles de diverses couleurs ressemblaient assez à celles d'un maquereau. Il faut les pêcher dans une belle journée, car j'ai remarqué depuis qu'ils sont plus ou moins beaux, selon que le temps est serein ou sombre.

Le récit de l'Espagnol me donna envie d'essayer cette pêche. Àlvarado était fourni à son ordinaire de lignes et d'hameçons ; nous prîmes quelques limaçons qui mangent les tortues qu'ils trouvent mortes sur les rochers, et que ces poissons aiment beaucoup. Il ne nous fallait plus qu'un bateau. Nous convînmes avec un jeune garçon qui servait dans la chaloupe du vaisseau qui m'avait amené : il consentit à nous mener, moyennant un schelling, tandis que le maître du vaisseau était absent pour un voyage, où il devait rester quelque temps.

Nous voilà donc partis. Le poisson venait en foule. On aurait dit qu'il s'empressait à se faire prendre et nous étions de la meilleure humeur du monde. Sur ces entrefaites, notre jeune pilote, qui avait vu de la lumière entre les pointes du rocher, se déshabille pour voir ce que c'était, et grimpe de rochers en rochers, armé d'un croc pour assurer ses pas. Il arriva enfin jusqu'au haut et passa de l'autre côté d'où il revint en nous appelant avec des cris qui marquaient sa surprise et sa joie.
- Messieurs, Messieurs, laissez-là votre pêche nous cria-t-iî, il y a ici bien d'autres choses à faire : je viens de découvrir une nouvelle terre  jamais le soleil n'a rien éclairé d'aussi beau.

Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois . Notre pêche nous avait fourni un grand plat de poissons. Nous attachons la chaloupe à une pointe du rocher, et nous grimpons à l'endroit où ëtait notre pilote. Nous aperçûmes en effet une contrée délicieuse mais en même temps nous bous trouvâmes dans le dernier embarras, parce qu'il y avait au pied du rocher un lac d'environ un mille de longueur et que ni Àlvarado ni moi ne savions nager. Mais notre guide qui était bon nageur s'étant jeté dans l'eau, il se trouva qu'elle ne lui venait qu'à la poitrine de sorte que nous y entrâmes après lui et que nous arrivâmes à l'autre rivage, qui avait environ cinq ou six pieds de haut.

Nous nous trouvâmes alors dans un pays plat et uni ; les prairies étaient d'une verdure charmante ; nous y respirions une odeur délicieuse comme celle des camomilles ; on y voyait de toutes parts de grands arbres de diverses espèces, dont les uns formaient des allées et les autres étaient entassés en bouquets de différente hauteur et grandeur. Lorsque nous fûmes dans un endroit où la distance des arbres laissait un passage libre à nos regards, nous découvrîmes à quelque distançe un bois d'une étendue considérable, que la nature semblait y avoir planté pour former cette perspective enchantée que nous voyions. Je voulus d'abord avancer pour observer de près les beautés que l'éloignement dérobait à ma vue. Àlvarado, qui jusqu'alors n'avait rien remarqué par où il pût juger que le pays était habité, me dissuada autant qu'il pût de suivre ma curiosité de peur que quelques bêtes farouches ne vinssent se jeter sur nous.





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Problématiques envisagées

 



Guillaume Grivel (1735-1810)
L'île inconnue ou Mémoires du chevalier Des Gastines (utopie phsysiocratisante) (1783)
de « Cependant le soleil... » à « ......enfin un sommeil paisible. »

Recherches et travaux du Chevalier. Industrie d'Éléonore.

Cependant le soleil avançait déjà dans sa. course; il était. plus de huit heures. Éléonore, qui n'avait presque rien mangé depuis deux, jours, sentait le plus grand besoin de prendre de la nourriture et de réparer ses forces épuisées d'ailleurs par la douleur, la crainte et le naufrage. Quoique plus robuste, j'éprouvais le même besoin qu'elle. Il fallut donc s'occuper du soin de chercher des aliments , et cela m'obligea de m'éloigner pour quelques moments d'Éléonore. Je repris mes habits , et je courus au radeau.

Je retrouvai dans un sac attaché au pied d'un coffre , toutes les provisions que j'y avais mises; mais outre qu'elles étaient peu convenables par elles-mêmes à l'état de faiblesse de ma compagne, elles avaient été si avariées par la mer, que je doutais si je pourrais en user moi même. Je ne savais comment y suppléer. J'avais vu, à la vérité, en parcourant l'île, des bêtes fauves passer assez près de moi, sans que ma présence parût les effrayer. Peut-être eût-il été facile d'en prendre quelqu'une ; mais il fallait quitter Éléonore et la laisser seule ; il fallait ensuite apprêter le gibier que je prendrais. Tout cela demandait, un temps précieux et des moyens que je n'avais pas.

Mois il me vint à l'esprit de fouiller nos coffres. Je les avais pris au hasard; mais ils pouvaient renfermer des choses nécessaires , et peut-être quelques liqueurs fortes. Aussitôt je cherchai nies outils de charpentier, que fort heureusement j'avais bien amarrés sur le radeau, et qui n'étaient pas tombés. Je pris le ciseau et la hache; puis ayant placé le ciseau en façon de coin , entre la serrure et le couvercle d'un coffre , je me servis de la hache comme d'un maillet, et la serrure sauta.

Je trouvai dans ce coffre des habits et du linge de matelots , mais pas autre chose. Le second fut également forcé , et quoiqu'il appartînt à un homme plus opulent, il ne m'offrit pas ce que je cherchais. Il renfermait seulement de petites provisions qui, quoiqu'inutiles pour le présent , devaient m'être précieuses dans la suite. C'étaient quelques paquets d'ail, d'oignons , de ciboules , dont le propriétaire s'était sans doute muni comme d'un préservatif contre le scorbut ; quelques pommes de terre qui me parurent germées, et une boîte de fer blanc, contenant un assez grand nombre de pastilles, qu'à l'odeur je jugeai devoir être des tablettes de bouillon. Le troisième coffre que j'ouvris, était une grande malle qui appartenait à quelque riche passager. Elle était pleine de choses utiles pour la commodité d'un long voyage , et d'ustensiles de table et de cuisine, d'un goût recherché et d'un grand prix. Il y avait plusieurs boîtes faites en forme de cassettes, partagées pour la plupart en loges et en compartiments , qui contenaient d'autres boîtes et des bouteilles bien bouchées. C'était du thé, du café, du chocolat, du sucre, des vins du Cap et de Madère, des liqueurs, des confitures, et plusieurs sortes de sirops.

Très-satisfait de cette bonne fortune, je ne poussai pas plus loin mes recherches. Je me saisis d'une boîte de confitures et d'un flacon d'eau des Barbades. Je mis dans mes poches une bouteille de vin de Madère et un gobelet, et revins, toujours courant, auprès d'Éléonore. Depuis que je l'avais quittée , elle avait encore rejeté de l'eau ; et, quoique son état fût plus satisfaisant, elle se trouvait d'une faiblesse extrême. Je lui présentai ma boîte, dont elle tira quelques noix confites, sur lesquelles elle but un doigt de liqueur; puis, me rendant le verre :
- Et je bénis la mienne, lui dis-je , qui m'associe à votre infortune pour la soulager. Je vous aime au-delà de toute expression ; mais l'amour le plus ardent n'altérera jamais dans mon cœur les sentiments respectueux que je vous ai voués. C'eût été partout ailleurs un devoir pour moi de vous en donner des preuves. Combien ce devoir ne devient-il pas plus sacré dans cet asile, où vous n'avez que moi pour appui, où l'honneur et l'amour lui-même me font une loi d'être votre sauvegarde et votre soutien ?...

Éléonore m'interrompit pour me demander si j'avais pris quelque nourriture ; et comme je lui dis que non, elle voulut que je satisfisse sur le champ au besoin pressant que je devais en avoir, et se plaignit obligeamment de mon empressement à la secourir, tandis que je m'oubliais en quelque sorte pour elle.

J'obéis, et quoique je ne pusse faire avec un peu de vin de Madère et des confitures, qu'un repas bien léger, il suffit pour calmer ma faim et me rendre toutes les forces qui m'étaient nécessaires.

Ce qui demandait mes premiers soins, c'était de donner d'autres vêtements à Éléonore ; les siens étaient encore moites sur son corps, ce qui pouvait nuire à sa santé. Je devais, après cela, songer à nous faire un gîte qui pût nous servir d'abri contre l'influence de l'air durant la nuit, et nous garantir de l'attaque des bêtes féroces , s'il y en avait dans l'île. La chaleur du climat et de la saison n'empêchait pas que les nuits n'y fussent fraîches et humides, comme je l'avais remarqué sur le vaisseau ; d'ailleurs, sans asile, Éléonore, saisie de frayeur, n'eut pas trouvé le sommeil au milieu d'une campagne que nous ne connaissions pas.

Ces deux objets exigeaient de ma part beaucoup de promptitude et d'activité; ainsi j'annonçai à Éléonore que j'allais la quitter encore une fois pour remettre la main à l'ouvrage. Ella approuva mes projets; mais elle me dit qu'elle ne voulait pas demeurer seule, et qu'elle me priait de trouver bon qu'elle m'accompagnât. J'eus beau lui représenter sa faiblesse, elle m'assura que je ne ferais rien sans elle, et que le mouvement lui serait salutaire. Tout ce que je pus obtenir de sa complaisance, fut qu'elle mangeât de nouveau quelques confitures sèches, et bût encore un verre de vin. Je l'aidai ensuite à se relever, et lui donnant le bras, nous allâmes ensemble vers les coffres que j'avais tirés du vaisseau, elle sans rien dire, et n'osant presque me regarder, tandis que je ne voyais qu'elle, et que mon cœur tressaillait de joie de se trouver si près du sien.

Nous arrivâmes à petits pas à notre radeau, d'où nous descendîmes nos coffres à terre. Nous les visitâmes l'un après l'autre, et nous en trouvâmes deux où l'eau n'avait pu pénétrer. Comme il ne fallait pas y regarder de trop près dans notre situation, je tirai de l'un des deux une chemise, des bas et une redingote légère pour ma compagne, avec du linge, des bas et un habit complet pour moi ; après quoi je m'éloignai par décence et me mis à l'écart, pour donner à Éléonore le temps de quitter ses vêtements mouillés et d'en prendre de nouveaux. Je changeai moi-même de chemise et d'habillement, et je me couvris d'un bon chapeau., qui répara la perte du mien. Enfin je revint auprès d'Éléonore , quand je jugeai qu'elle pouvait être vêtue. Elle m'attendait dans son nouvel équipage, qui, quoiqu'extraordinaire, ne diminuait rien de sa beauté : mes yeux, mieux que mes discours, lui dirent que je la trouvais charmante: elle se contenta de me remercier de nouveau de mes attentions.

Cependant nous ne perdions pas le temps en compliments , car tout en parlant je tirais des coffres toutes les choses que je m'imaginais devoir nous convenir, et Éléonore choisissait ce qu'il en fallait emporter pour arranger notre demeure. Nous mîmes à part des matelas, quoique mouillés, du linge, des étoffes et des toiles en pièce, un fromage de Hollande et quelque peu de biscuit le moins gâté, une bouteille de vin du Cap, et mes outils. Je me chargeai d'une partie du fardeau , ne pouvant tout emporter dans un voyage , et malgré mes instances , ma compagne voulut m'aider à ce transport. Elle s'était munie, sans rien dire , de choses fort utiles qu'elle avait découvertes dans nos magasins, et que je n'avais pas aperçues, étant occupé d'un autre côté, et elle les tenait sous sa redingote , pour m'en cacher le poids et le volume. Arrivé à l'endroit qui nous parut le plus commode pour passer la nuit, je fus fort surpris de voir qu'elle portait dans une serviette ou dans ses poches des chandeliers , un paquet de bougies , une théière, du sucre, du café et des pierres à fusil, avec un briquet et de l'amadou. Je me plaignis de l'excès de son zèle , qui lui faisait entreprendre au-delà de ce qu'elle pouvait, et je la suppliai de me laisser faire, sans agir davantage : mais elle me répondit que dans une société comme la nôtre, surtout en ce moment, les travaux devaient se partager; qu'elle venait d'éprouver combien l'exercice lui avait été favorable, et que non-seulement je la chagrinerais en m'opposant à ce qu'elle m'aidât, mais que je nuirais à son parfait rétablissement ; qu'au surplus il était moins prudent de la laisser seule et sans secours, que de l'emmener avec moi, pour lui servir de soutien et la défendre en cas d'accident.

N'ayant rien à répliquer , je me contentai de lui offrir mon bras, et nous reprîmes ensemble le chemin de la baie. Elle marchait d'un pas plus ferme, nous arrivâmes bientôt ; mais, au lieu de s'asseoir et de se reposer pendant que je lierais ensemble les effets que j'avais laissés en tas , elle se mit de nouveau à fureter dans les malles , ce qui me donna occasion d'y revenir. Je ne pus l'empêcher de prendre un paquet de gros linge, consistant en draps de lit, en serviettes et en nappes; et comme je lui représentais qu'elle se chargeait là de choses fort inutiles pour le moment :
- Vous verrez, me dit-elle , qu'elles pourront nous être plus utiles que vous ne pensez.
- En ce cas, lui dis-je, permettez que je les joigne au reste de nos meubles ; je suis assez fort pour tout emporter.
- Cela me chargera peu, reprit-elle , et vous aurez d'ailleurs un fardeau assez considérable. Voilà encore deux couvertures de coton et une robe de chambre , qui vous dédommageront de ce que vous me laissez.

Alors ayant tiré de la malle les deux couvertures et la robe , je découvris dessous un fourniment que son poids me fit juger plein de poudre , une gibecière où je trouvai des balles et du menu plomb ; enfin, dans un sac de cuir, deux pistolets de grandeur médiocre, fort propres et très-bien montés. Quoique ma charge fût déjà bien pesante, je voulus emporter ces armes et ces munitions; je les mis dans mes poches : après quoi ayant refermé les malles et chargé mon paquet sur mon dos, je me retirai doucement, avec ma compagne, vers l'endroit où nous devions camper.

Il me restait encore à travailler à notre logement pour la nuit ; je tins conseil avec Éléonore :
- Voici ce que je pense , me dit-elle ; il faut nous construire une longue cabane, que nous puissions partager en deux. J'en occuperai le fond , si vous le voulez bien , et vous serez logé vers l'entrée. Dans un temps plus commode, nous étendrons notre demeure. Le plan que j'ai en vue est fort simple , et le travail n'en sera pas long.

Alors elle m'expliqua son dessein en peu de mots; puis elle ajouta :
- Ne soyez pas surpris que je connaisse cette architecture champêtre. J'ai longtemps habité la campagne , où nos bergers se faisaient de pareils logements. Il s'agit seulement ici d'en faire un plus spacieux et plus commode. Les matériaux ne nous manqueront pas ; mais le jour décline , et vous devez être bien fatigué .
- Nous ferons, ma chère compagne, lui dis-je , tout ce que vous prescrirez. Ma volonté vous est soumise, et j'ai encore assez de force pour travailler. Je vous laisserai volontiers le soin de la distribution de nos appartements, ils vous en plairont davantage. Mais , eu attendant que je puisse m'occuper de la construction de ce logement, qui, quelque simple qu'il soit, exige plus de temps qu'il ne m'en reste ce soir, cherchons à nous mettre à couvert au moins pour cette nuit. Il est trop tard pour achever un long ouvrage. C'est assez d'un asile où vous puissiez trouver le repos.
- C'est assez pour moi, sans doute , me dit Éléonore ; mais vous , qui ne songez qu'à moi, comment passerez-vous la nuit ?
- Une grotte nous eût suffi , lui répondis-je; mais je l'ai bien examiné, il n'y en a point dans les environs de la baie. Cependant soyez tranquille, je n'aurai plus rien à craindre quand vous serez en sûreté .

Je pris aussitôt ma scie et ma hache pour aller couper dans un bois voisin les pièces principales de l'agreste édifice. Éléonore m'accompagna. J'abattis un assez bon nombre de fortes branches, et après les avoir dépouillées des menus rameaux, je les sciai en plusieurs rouleaux de différentes longueurs, et les portai vers le lieu que nous avions choisi.

Pendant que je transportais les pièces les plus pesantes , Éléonore traînait après elle des branches feuillées et de longues perches , en sorte que la charpente de notre bâtiment fut bientôt voiturée. Je mis à l'instant la main à l'œuvre pour construire à Éléonore une cabane : de fortes branches et des rameaux en composèrent la cage ; des roseaux mêlés à des branches feuillées en formèrent le toit; et ma compagne eut, avant la nuit, un humble asile.

Je n'avais pas travaillé seul à cet édifice , Éléonore m'avait beaucoup aidé; elle m'avait fourni de ses mains délicates les roseaux et la ramée. Cependant elle me témoigna bien de la reconnaissance de ce travail.
- Grâces à vos soins , me dit-elle , j'ai maintenant un gîte où je serai la nuit à couvert et en sûreté : mais je ne vois pas sans peine que vous en manquiez. Profitons , je vous prie , du jour qui nous reste pour vous dresser une espèce de tente, à l'abri de laquelle vous puissiez trouver le repos que vous méritez si bien. Nous la placerons au devant de la cabane , dont elle sera comme le vestibule. Plusieurs des draps de lit que nous avons tirés des coffres , cousus ensemble et tendus sur des perches jusqu'à terre, au moyen des cordes que nous avons et des piquets que vous ferez , vous formeront cette tente. Préparez les piquets et les cordes, je vais coudre à la hâte ces draps de lit.

J'applaudis à cette heureuse invention de ma compagne, et j'adoptai son projet. En conséquence j'attachai les cordes sur les piquets que j'avais aiguisés, et quand Éléonore eut achevé sa couture, je m'empressai de monter la toile et de la tendre; mais, par hasard, elle se trouva trop courte, et ne put aller jusqu'à terre; et comme il était déjà nuit, et qu'il eût été difficile de remédier à ce défaut durant l'obscurité, je me contentai d'enclore le côté ouvert de la tente, en fichant un rang de pieux au-devant de l'ouverture. Enfin , lorsque la nuit fut bien noire , nous fûmes obligés de nous arrêter pour penser à autre chose. Éléonore se souvint alors du briquet et de la bougie dont elle s'était pourvue à mon insu ; elle fit du feu, et nous cherchâmes nos provisions pour le repas, dont nous avions un besoin extrême.

Nous ne savions d'abord où poser nos plats et notre bougie; nous n'avions, ni chaise, ni table, et l'intérieur de la tente était assez embarrassé pour ne pas nous permettre de nous asseoir sur le sol; mais nous nous avisâmes de mettre l'un sur l'autre tous les matelas que nous avions apportés ; nous en fîmes une pile que nous couvrîmes d'une nappe. Nous y posâmes notre lumière et nos provisions, et nous étant assis aux deux bouts, chacun de notre côté, nous satisfîmes ainsi au premier besoin de la nature.

Éléonore, accablée de fatigue et toujours pénétrée de douleur, mangea peu et but encore moins, malgré mes instances pressantes. Nous n'avions que de mauvais biscuit au lieu de pain qu'elle eût mieux aimé que tout autre aliment, et nous manquions d'eau, parce que je n'avais pas eu le temps de nous en pourvoir. Mais quand notre nappe eût été couverte de mets plus délicats, je vis bien que ma compagne n'eût pas été mieux disposée à en profiter. Je m'étais pourtant aperçu, avant le repas, que l'eau nous manquait, et je voulais en aller chercher malgré la nuit; mais Éléonore s'y étant opposée, je ne sortis pas de la tente.

Éléonore, qui s'alarmait de ce que mon habitation demeurait entr'ouverte durant la nuit, voulait coudre une toile où manquait celle de la tente; mais je ne pus y consentir; je ne lui laissai poser qu'une espèce de rideau sur l'ouverture de la cabane : du reste je lui fis observer que j'avais des armes, et qu'elles suffisaient pour ma défense.

Il ne fut donc plus question que du soin d'arranger nos lits. Nous plaçâmes deux matelas, du linge, des couvertures dans la cabane. Je ne gardai pour moi qu'un matelas et la robe de chambre, n'ayant pas dessein de me déshabiller, pour être plutôt prêt en cas d'événement. Nos arrangements ainsi faits, Éléonore revint dans la tente, et me regardant avec un air touchant et majestueux à la fois :
- Couronnons, me dit-elle, cette journée par une action de justice et de reconnaissance ; rendons grâces au ciel des faveurs que nous en avons reçues, et du secours inespéré qui nous a sauvés. Une protection si marquée et si singulière, manifeste évidemment ses vues sur nous. Conformons-nous à ses volontés, et n'oublions jamais des bienfaits aussi mémorables.

Aussitôt tombant à genoux, joignant les mains et se prosternant d'une manière touchante , elle fit, en versant des larmes qui excitèrent les miennes, cette courte et fervente prière :
- Souverain Auteur de toutes choses, qui nous avez donné l'existence et la raison pour nous en servir suivant les lois de votre équité , qui nous avez conservés depuis notre naissance, et qui venez de nous soustraire à la mort, recevez ici le tribut d'hommages, d'amour et de gratitude que nous devons à votre bonté puissante. VOHS entendez notre voix, vous voyez jusques dans nos cœurs, vous êtes notre père; que votre volonté soit faite en tous lieux et en tout temps. Nous nous soumettons sans réserve à votre divine providence; soit qu'elle veuille nous affliger en nous privant de ce que nous avons de plus cher, soit qu'elle nous destine à passer nos jours sur cette terre déserte. Donnez-nous la force et la volonté de vous obéir avec résignation et avec confiance, et ne nous refusez pas les secours de votre grâce dans la circonstance où nous nous trouvons.

Puis, s'adressant à moi :
- Je vous reconnais, après Dieu, me dit-elle , pour mon libérateur; je vais vivre sous votre tutelle. Tout autre que vous pourrait m'inspirer des alarmes; mais pour vous, Monsieur, je connais trop bien les sentiments d'honneur qui vous sont naturels, et vous estime trop pour vous craindre.
- Ah! prenez ces armes, lui dis-je, en lui présentant les deux pistolets ; prenez ces armes, et punissez-moi vous-même , si jamais je manque dans la moindre chose an respect que je vous dois.
- C'est assez, dit-elle en refusant ce que je lui présentais ; je serais moins assurée par ces armes, que par l'opinion que j'ai de la noblesse de votre caractère.

À ces mots elle se retira, laissa tomber la toile de sa porte, et se coucha. De mon côté, je m'étendis sur mon matelas, pour trouver le repos nécessaire après tant de fatigues; et cependant je ne pus sitôt m'endormir. La nuit avait renouvelé toutes les peines d'Éléonore, en fixant toutes ses idées sur son malheur. Je l’entendais gémir: ses soupirs attristaient mon âme, que le souvenir du passé et le soin de l'avenir agitaient déjà vivement.

Notre situation était si extraordinaire par ses circonstances et par les événements qu'elle devait naturellement amener ; elle exigeait de ma part tant de vigilance, de circonspection, de travail, qu'on doit peu s'étonner si, malgré l'extrême besoin que j'avais de goûter le sommeil, j'étais néanmoins si peu tranquille. Je voyais toutes les privations, toutes les peines qui nous attendaient, sans trop imaginer quelles seraient nos ressources. La crainte de manquer de vivres m'alarmait plus que tout le reste; car nos provisions de bouche étaient si peu de chose, qu'à peine en avions-nous pour quelques jours. Tout cela me donnait de justes inquiétudes. Mais l'assurance de vivre auprès d'Éléonore, même dans un désert, le bonheur de lui être utile et de la servir, l'espoir, quoique vague, de trouver les moyens de pourvoir à nos besoins, et celui bien plus doux encore, d'obtenir un jour d'elle-même son cœur et sa main , adoucirent peu à peu l'amertume des premières réflexions, et me procurèrent enfin un sommeil paisible.





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Problématiques envisagées

 



Patrick Chamoiseau (1953-1731)
L’Empreinte à Crusoé (2012)
de « En 1632, je naquis à... » à « ......plus profondément. »

Le personnage du romancier martiniquais Patrick Chamoiseau ignore tout de son identité et de ses origines (il n’est pas sûr de s’appeler Robinson Crusoé). Au début du roman, alors qu’il est déjà dans l’île depuis vingt ans, il revient sur le rivage où il a repris conscience après le naufrage et se remémore les premiers temps de sa vie solitaire.

 

[...] les objets rapportés de l’épave alimentèrent mes imaginations d’une dimension occidentale, j’étais prince, castillan1, chevalier, dignitaire de grande table, officier de légions ; j’allais entre des châteaux, des jardins de manoirs, traversais d’immenses salles habillées de velours ; déambulais sur des pavés crasseux, dans des ruelles jaunies par des lanternes huileuses ; longeais des champs de blé qui ondoyaient sans fin au pied de hauts remparts...; mais des images étranges surgissaient des trous de ma mémoire : vracs de forêts sombres dégoulinantes de mousses, des villes de terre auréolées de cendres et de jasmin, dunes de sable avalant l’infini, falaises recouvertes d’oiseaux noirs battant des ailes cendreuses ; ou bien des cris de femmes qui mélangeaient l’émotion de la mort à des chants d’allégresse... ; à cela s’ajoutait un lot d’étrangetés qui semblaient remonter de ma substance intime
... l’arrivée d’un chacal qui embarrasse des dieux... des lézards noirs et blancs qui tissent des étoffes... des jumeaux dans une calebasse de mil... bracelets de prêtres cliquetant autour d’un masque à cornes... —,
mais elles étaient tellement incompatibles avec l’ensemble de mes évocations que je les mis au compte d’un résidu de souvenirs appartenant à quelque marin vantard que j’aurais rencontré ; de fait, reliées ensemble, mon imagination à partir des objets et ma mémoire obscure ne faisaient que chaos : toute possibilité de mettre au clair mon origine réelle disparaissait alors ;

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quoi qu’il en soit, ces chimères ne durent pas être probantes ; à mesure que j’affrontais la puissance ennemie qu’étaient cette île et son entour, il m’arriva de défaillir au point d’admettre cette absence d’origine personnelle ; abandonnant toute consistance, je m’imaginais crabe, poulpe dans un trou de poulpe, petit de poulpes dans une engeance de poulpes ; je me retrouvais à faire le crapautard2 dans les bulles d’une vase ; mais le pire surgissait lorsque j’atteignais le point fixe d’une absence à moi-même : mon regard alors ne se posait sur rien, il captait juste l’auréole photogène3 des choses qui se trouvaient autour de moi ; je me mettais à renifler, à grogner et à tendre l’oreille vers ce qui m’entourait ; dans ces moments-là, je cheminais avec la bouche ouverte dégoulinante de bave, et je me sentais mieux quand mes mains s’associaient à mes pieds dans de longues galopades ; puis je m’en sortais (allez savoir comment !) et, pour sauvegarder un reste d’humanité, je revenais à ces fièvres narratives qui allaient posséder mon esprit durant de longues années ; je n’avais rien trouvé de mieux que de m’inventer ma propre histoire, de m’ensourcer dans une légende ; je me l’écrivais sur les pages délavées de quelques épais registres sauvés de la frégate, avec le sentiment de la serrer en moi, à portée d’un vouloir ; sans doute jaillissait-elle d’un ou de deux grands livres restés enfouis dans mon esprit ; des livres déjà écrits par d’autres mais que je n’avais qu’à réécrire, à désécrire, dont je n’avais qu’à élargir l’espace entre les phrases, entre les mots et leurs réalités, pour les remplir de ce que je devenais sans vraiment être pour autant capable de l’énoncer ; [...]





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Problématiques envisagées

 



Thomas More (1478-1535)
Utopia (Amaurote) (1516)
de « Des villes d'Utopie... » à « ......plus profondément. »

Des villes d'Utopie et particulièrement de la ville d'Amaurote

 

Qui connaît cette ville les connaît toutes, car toutes sont exactement semblables, autant que la nature du lieu le permet. Je pourrais donc vous décrire indifféremment la première venue ; mais je choisirai de préférence la ville d'Amaurote, parce qu'elle est le siège du gouvernement et du sénat, ce qui lui donne la prééminence sur toutes les autres. En outre, c'est la ville que je connais le mieux, puisque je l'ai habitée cinq années entières.

Amaurote se déroule en pente douce sur le versant d'une colline. Sa forme est presque un carré. Sa largeur commence un peu au-dessous du sommet de la colline, se prolonge deux mille pas environ sur les bords du fleuve Anydre et augmente à mesure que l'on côtoie ce fleuve.

La source de l'Anydre est peu abondante ; elle est située à quatre-vingts miles au-dessus d'Amaurote. Ce faible courant se grossit, dans sa marche, de la rencontre de plusieurs rivières, parmi lesquelles on en distingue deux de moyenne grandeur. Arrivé devant Amaurote, l'Anydre a cinq cents pas de large. À partir de là, il va toujours en s'élargissant et se jette à la mer, après avoir parcouru une longueur de soixante miles.

Dans tout l'espace compris entre la ville et la mer, et quelques miles au-dessus de la ville, le flux et le reflux, qui durent six heures par jour, modifient singulièrement le cours du fleuve. À la marée montante, l'Océan remplit de ses flots le lit de l'Anydre sur une longueur de trente miles, et le refoule vers sa source. Alors, le flot salé communique son amertume au fleuve ; mais celui-ci se purifie peu à peu, apporte à la ville une eau douce et potable, et la ramène sans altération jusque près de son embouchure, quand la marée descend.

Les deux rives de l'Anydre sont mises en rapport au moyen d'un pont de pierre, construit en arcades merveilleusement voûtées. Ce pont se trouve à l'extrémité de la ville la plus éloignée de la mer, afin que les navires puissent aborder à tous les points de la rade.

Une autre rivière, petite, il est vrai, mais belle et tranquille, coule aussi dans l'enceinte d'Amaurote. Cette rivière jaillit à peu de distance de la ville, sur la montagne où celle-ci est placée, et, après l'avoir traversée par le milieu, elle vient marier ses eaux à celles de l'Anydre. Les Amaurotains en ont entouré la source de fortifications qui la joignent aux faubourgs. Ainsi, en cas de siège, l'ennemi ne pourrait ni empoisonner la rivière, ni en arrêter ou détourner le cours. Du point le plus élevé, se ramifient en tous sens des tuyaux de briques, qui conduisent l'eau dans les bas quartiers de la ville. Là où ce moyen est impraticable, de vastes citernes recueillent les eaux pluviales, pour les divers usages des habitants. Une ceinture de murailles hautes et larges enferme la ville, et, à des distances très rapprochées, s'élèvent des tours et des forts. Les remparts, sur trois côtés, sont entourés de fossés toujours à sec, mais larges et profonds, embarrassés de haies et de buissons. Le quatrième côté a pour fossé le fleuve même.

Les rues et les places sont convenablement disposées, soit pour le transport, soit pour abriter contre le vent. Les édifices sont bâtis confortablement ; ils brillent d'élégance et de propreté, et forment deux rangs continus, suivant toute la longueur des rues, dont la largeur est de vingt pieds.

Derrière et entre les maisons se trouvent de vastes jardins. Chaque maison a une porte sur la rue et une porte sur le jardin. Ces deux portes s'ouvrent aisément d'un léger coup de main, et laissent entrer le premier venu.

Les Utopiens appliquent en ceci le principe de la possession commune. Pour anéantir jusqu'à l'idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage.

Les habitants des villes soignent leurs jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne, les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes. Ils mettent à cette culture tant de science et de goût, que je n'ai jamais vu ailleurs plus de fertilité et d'abondance réunies à un coup d'œil plus gracieux. Le plaisir n'est pas le seul mobile qui les excite au jardinage ; il y a émulation entre les différents quartiers de la ville, qui luttent à l'envi à qui aura le jardin le mieux cultivé ! Vraiment, l'on ne peut rien concevoir de plus agréable ni de plus utile aux citoyens que cette occupation. Le fondateur de l'empire l'avait bien compris, car il appliqua tous ses efforts à tourner les esprits vers cette direction.

Les Utopiens attribuent à Utopus le plan général de leurs cités. Ce grand législateur n'eut pas le temps d'achever les constructions et les embellissements qu'il avait projetés ; il fallait pour cela plusieurs générations. Aussi légua-t-il à la postérité le soin de continuer et de perfectionner son œuvre.

On lit dans les annales utopiennes, conservées religieusement depuis la conquête de l'île, et qui embrassent l'histoire de dix-sept cent soixante années, on y lit qu'au commencement, les maisons, fort basses, n'étaient que des cabanes, des chaumières en bois, avec des murailles de boue et des toits de paille terminés en pointe. Les maisons aujourd'hui sont d'élégants édifices à trois étages, avec des murs extérieurs en pierre ou en brique, et des murs intérieurs en plâtras. Les toits sont plats, recouverts d'une matière broyée et incombustible, qui ne coûte rien et préserve mieux que le plomb des injures du temps. Des fenêtres vitrées (on fait dans l'île un grand usage du verre) abritent contre le vent. Quelquefois on remplace le verre par un tissu d'une ténuité extrême, enduit d'ambre ou d'huile transparente, ce qui offre aussi l'avantage de laisser passer la lumière et d'arrêter le vent.





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Problématiques envisagées

 

Webographie :